DIFFUSION DU RHUM, MIXOLOGUES ET COCKTAILS

Malgré les traditions de leurs ancêtres, les chefs de cuisine gastronomique ont constamment fait évoluer leur art en créant de nouveaux accords entre des ingrédients déjà connus, ou en en intégrant de nouveaux, aux origines plus ou moins lointaines.

Les barmen et mixologues font de même et mènent la danse avec leurs ingrédients de base: les spiritueux

Le barman est le Chef de cuisine des spiritueux

Les grands groupes l’ont bien compris: leur présence et influence auprès des mixologues est constante, car le barman a rarement le pouvoir de décision du patron du bar/restaurant/hôtel ou d’un grand Chef de cuisine.

La principale raison pour laquelle la présence du rhum agricole est rare dans les cocktails classiques est que cet art nous vient des USA et de l’Angleterre (voir ci-dessous), où les barmen n’avaient à leur disposition que des rhums issus de mélasse ou gros sirops.

Comment concocter une nouvelle création avec un rhum inconnu ou difficilement disponible? Les habitudes ont la vie dure, mais plusieurs initiatives provenant de grands groupes français, propriétaires actuels de marques légendaires, ont pris ces dernières années le taureau par les cornes en créant des concours internationaux, où mixologues du monde entier viennent présenter leurs nouvelles créations.

La multiplicité des festivals de rhum de par le monde concourt lentement à rendre ces rhums d’exception plus présents, surtout dans les pays qui “découvrent” le rhum comme les pays d’Asie, sans complexe ni a priori dus au passé et certaines traditions…

…pour autant que ces groupes y soient présents et daignent privilégier leur budget “Com” dans cette direction !

Les cocktails

Mise en garde ! Comme le dit un vieil adage vigneron de la région:

«Il y a deux façons de mépriser le vin: ne pas en boire, et trop en boire !»

Comme le dit un vieil adage antillais à propos des «Ti’ Seks» (voir ci-dessous) ponctuant la journée:

«Peu et souvent»

Il faut se rappeler que le sucre est un des meilleurs facteurs d’accélération de l’assimilation de l’alcool dans le sang. Avec le temps et les expériences vécues, le consommateur de vin ou d’alcool non spiritueux (< 18% vol. alc.) sent lorsqu'il arrive à la limite du «verre de trop» et en reste là, et les conséquences peuvent être limitées...

Avec le rhum agricole blanc, nous avons affaire à de l’alcool de sucre titrant en général entre 50 et 60% de volume, le plus souvent mélangé à du sucre brut ou sirop de canne, ou des fruits frais ! Donc prenez garde à ses dommages collatéraux, car le «verre de trop» arrive très vite, et sans crier gare !

Très végétal, le rhum a la propriété de bien se marier avec une multitude de fruits et/ou de plantes, dont l’immense potentiel s’épanouira grâce aux premiers barmen d’Amérique (1806) et du Royaume-Uni du XIXème siècle, et autres mixologues du XXème.

Avant les cocktails, le rituel du «Ti-Sek»

Le rhum bu localement a son rituel, et chaque moment de la journée correspond à un terme bien précis. Le Ti’ Sek («petit sec») est le verre de rhum blanc sec ponctuant la journée, changeant d’appellation suivant l’heure, bu généralement «sec» (d’un trait):

  • Le Décollage ou Rouvé Zyé ou Ti’ Feu, suivi de l’Amortisseur ou Crasé

Endémique aux Antilles françaises, le Décollage, Rouvé Zyé («rouvrir les yeux») ou Ti’ Feu («mise à feu») est le verre de rhum traditionnellement bu à l’époque d’un trait, tôt le matin, avant d’aller aux champs.

L’Amortisseur ou Crasé («écraser») est le verre d’eau fraîche que l’on ingurgite juste après pour amortir le feu de l’alcool. D’autres préféreront une extinction au «Cocoyage» (eau de coco),

  • Le Didico:

Après 4 à 5 heures de dur labeur, le casse-croûte de 10 heures était accompagné du «Didico»,

  • Le Ti’ Lagout’:

Il se buvait vers 11 heures, pour l’entrain au travail, la dernière heure avant le…Ti’ Punch (prononcez «Ti ponche») ! Voir ci-après.

  • Le Ti’ x%:

Si un nouveau Ti’ Punch ou Ti’ Sek ne vous tente plus, on vous proposera un Ti’ 50% (demi-verre) ou un Ti’ 10%, voire même un Ti’ 5% (juste pour diluer le reste du sucre de votre Ti’ Punch vide),

  • L’Heure du Christ:

Le Ti’ Sek de 15 heures,

  • Le Ti’ Pape:

Vers 17 heures, le Ti’ Sek des joueurs de dominos, ou la tournée du perdant,

  • La Partante:

Le dernier Ti’ Sek avant d’aller se coucher,

  • Le Pété Bwaguet’:

Le Pété Bwaguet’ («casser la braguette») est un rhum arrangé avec des épices et/ou plantes aphrodisiaques et/ou énergisantes,

  • Le Pété Pié

Le Pété Pié («petit qui casse les jambes») est le dernier petit trop tassé qui vous fera dormir sur place !

Les premiers grands Classiques

Le «Panch» originel

Panch en sanskrit (ou «pinj» en persan) signifie «5», en référence aux 5 ingrédients en présence:

arrak (ou rhum indien), jus de citron ou d’autre fruit, sucre, thé et épice (canelle ou muscade).

Ce breuvage fut rapporté d’Inde en Angleterre au début du XVIIème siècle par les marins de la BEIC (British East India Company = Compagnie britannique des Indes orientales), qu’ils angliciseront en «Punch».

Sa recette originale était clamée comme suit:

«One of sour,

Two of sweet,

Three of strong,

Four of weak,

Five drops of bitters and nutmeg spice»

Puis l’on ajouta, plus tard, quand la glace fut disponible:

«Serve chilled with lots of ice».

Soit:

«1 d’aigre (citron),

2 de suave (sucre),

3 de fort (eau-de-vie et ensuite rhum),

4 de faible (eau ou thé),

5 gouttes d’amer et noix de muscade»

«Servir frais avec beaucoup de glace».

Le Punch (1632) anglais, du bolleponge (1653) au ponche au rome:

En 1632, la marine anglaise a tout d’abord remplacé le gallon (> 4,5 l !) quotidien de bière servi aux marins par du punch alcoolisé avec du vin ou du brandy, puis dès 1655 par une pinte (5,68 dl !) journalière de Navy Rum (rhum de la marine).

Le rhum mélangé à des jus et écorces de fruits ainsi qu’épices dans un grand bol fut appelé «bowl of punch» (attesté en 1658). Ce breuvage devint rapidement la mode dans toutes les terres de la Couronne anglaise puis la cour française.

Les Français le transformèrent en «bolleponge» ou «bolle-ponche» (1653), et parfois en «bouleponge» (1671). Le terme original «punch» fut consigné en 1674, bien avant l’orthographe actuelle de «rhum», que Diderot et D’Alembert ne publieront dans leur Encyclopédie qu’en 1768.

Interdits de raffinage de leur propre sucre puis d’exportation de leur propre rhum vers la France pendant presque tout le XVIIIème siècle, car décrit officiellement «…d’un usage si préjudiciable au corps humain…», les distillateurs des colonies françaises se virent dans l’impossibilité d’écouler leur production auprès de leurs compatriotes métropolitains.

Le rhum anglais des Caraïbes vieilli (ou coloré) devint alors la référence, principalement celui de la Jamaïque.

Joseph-François Charpentier de Cossigny (1736 – 1809), ingénieur, botaniste et explorateur français écrit en 1803:

«Depuis 1789, la vogue de cette liqueur, dont l’usage s’était introduit en France plus de 20 ans auparavant, a pris beaucoup de faveur et d’extension. On fait maintenant du ponche au rome à Paris, dans tous les cafés et l’on en consomme beaucoup dans les ports de mer et sur les vaisseaux: l’usage de le prendre chaud et très fort en spiritueux a prévalu».

Le Grog (1740)

Une extension du ponch, avec du thé ou eau chaude. À l’origine, dénomination due au surnom donné à l’amiral Edward Vernon (1684 – 1757), surnommé «Old Grogram» ou «Old Grog», car toujours affublé de son manteau de «gros grain» (mélange grossier de laine et de soie).

Le Ti’ Punch (prononcez «Ti ponche»)

Avant le repas, on boit un Ti’ Sek, ou un Ti’ Punch si sucre et «citron péyi» (lime locale) sont à portée.

Appelé aussi «CRS» pour Citron, Rhum et Sucre, c’est le cocktail le plus simple de tous les cocktails, et un des plus savoureux ! du sucre brut et de l’eau-de-vie de canne, mélangés à l’acidité et la grande palette d’arômes du citron vert. Voyez plutôt:

  • Verser ¼ de sucre de canne (ou de sirop de sucre de canne) dans un petit verre,
  • presser entre 2 doigts (ne pas broyer le citron et le sucre) un petit quartier de citron vert du pays,
  • et le lâcher dans le verre au même instant que la dernière goutte n’atteigne le sucre du fond (technique du «pwessé-tombé» ou «pwessé-lâché» !),
  • mélanger l’ensemble avec une cuillère ou un «lélé» (petite branchette tirée d’un arbuste en voie de disparition appelé «bois-lélé»), avant d’y ajouter ¾ de rhum agricole (généralement à 50% ou 55% vol. alc.),
  • remuer à volonté.

Le Punch «Oreille»

Même recette que pour le Ti’ Punch, avec des glaçons. Pourquoi «Oreille»?

C’était le sobriquet donné alors par les esclaves aux propriétaires blancs, qui tendaient l’oreille pour essayer de comprendre leurs conversations en langue créole. La glace était rare et chère à fabriquer, donc disponible que pour les Blancs riches.

Plus “dangereux” que le Ti’ Punch car la glace éteint le feu de l’alcool ! Comparé avec l’original, ce cocktail a tendance à être bu plus vite, avec pour conséquence une fréquence du “verre vide – verre plein – verre vide…” plus élevée !

Le Planteur

À ne pas confondre avec le Planter’s Punch (milieu XVIIème s.) et autre Fish House Punch (Philadelphie, USA, 1732), qui tous intègrent 4 des 5 ingrédients de base du punch anglais original (voir ci-dessus), épices non comprises.

Le Planteur antillais est un rhum agricole mélangé à des jus de fruits frais, et se boit avec des glaçons. Bien que la recette métropolitaine “officielle” mentionne le jus d’orange et le sirop de grenadine comme ingrédients principaux, il n’y a pas de recette bien précise, ce qui fait son charme et ouvre la voie à la créativité et préférences aromatiques de chacun.

Ananas, banane, fruit de la passion, goyave, orange, etc sont tous sublimés avec le rhum agricole….et réciproquement !

Le «Dragon» Francis Drake (1540? à 1596) et l’ancêtre du mojito

Francis Drake était un explorateur et esclavagiste anglais, fidèle corsaire de la Reine et ennemi juré des Espagnols, qu’ils surnommaient «El Draque» puis «El Dragón».

Alors qu’il se trouvait dans un de ses repères à Cuba (Isla de la Juventud), son subordonné Richard Drake (sans lien direct de parenté) créa une préparation à base de «gerebita» et de menthe, qu’il nomma «El Draque» en l’honneur de son capitaine, et qui devint dans l’île une des boissons de référence.

Sûrement inspiré du «Mint Julep» (popularisé vers 1800 en Virginie, USA), ce n’est qu’en 1910 que le jus de lime est ajouté et prendra le nom de «Mojo».

Il faudra attendre jusqu’en 1946 pour qu’un barman de la Havane à la Bodeguita del Medio, crée une subtile variante du Mojo en ajoutant de l’eau gazeuse, qu’il nommera «Mojito».

Notons que remplacer le rhum léger par de l’agricole rendra votre mojito méconnaissable…à déconseiller.

Le pirate Roberto Cofresi (1791 – 1825) et l’origine de la Piña Colada

Le pirate portoricain Roberto Cofresí y Ramírez de Arellano aurait préparé pour ses hommes une boisson contenant du jus d’ananas (frais !), de la noix de coco et du rhum blanc.

Dans les années 1950, la famille des “coladas” (long drinks composés à base de rhum) voyait le jour à San Juan. En plus du rhum portoricain (rhum léger) et l’ananas, la base de la piña colada est la crème de coco (et non le lait de coco), inventée par un professeur d’agriculture nommé Ramón López Irizarry (1897 – 1982).

Il cherchait un moyen simple d’extraire la crème de coco de sa pulpe, ingrédient fort prisé dans la nourriture et les desserts de l’île. Il développa un procédé en mélangeant les coeurs de noix de coco à une juste proportion de sucre de canne.

Son produit aura un tel succès qu’il quittera l’université pour se consacrer entièrement à la commercialisation de son “Coco López”.

Cet ingrédient fut rapidement intégré par les barmen de l’île, notamment celui du Beachcomber’s Bar du Caribe Hilton de San Juan (1er hôtel de luxe construit en 1949 à Porto Rico, 1er Hilton hors des USA, toujours opéré par les descendants de Conrad Hilton).

C’est en 1954 que son barman Ramón “Monchito” Marrero Pérez inventa ce cocktail, en mixant ces ingrédients:

  • 4 cl de rhum blanc léger portoricain “Don Q”,
  • 12 cl de pur jus d’ananas,
  • 8 cuillères à mélange de “Coco López” ou de crème de coco,
  • quelques glaçons.

Depuis, ce cocktail est la boisson nationale, fêtée le 10 juillet dans tout Porto Rico.

Les Classiques revus et corrigés par le rhum agricole

Notons que remplacer le rhum blanc léger par un agricole dans un Rum Sour (cf. Whiskey Sour, Angleterre, milieu XVIIIème s.), dans un

Grog (1740), ou autre Toddy (colonies britanniques, env. 1760), ou dans un Daiquiri (1898, Santiago de Cuba, hôtel Venus)

ne manqueront pas de vous surprendre, voire même de vous émerveiller !

La palette aromatique du rhum agricole ajoutera de belles notes à ces Classiques.

Comme pour la piña colada, substituer le rhum léger par un agricole blanc est un régal ! il mettra encore plus en valeur les arômes de l’ananas frais, et la coco flattera les notes végétales et florales du rhum.

L'abus d'alcool est dangereux pour la santé: à apprécier avec modération - Envie d'un bon rhum?