BARRIQUES EN CHAI

Les cernes d’accroissement annuels d’un arbre créent des micro-vaisseaux naturels et rendent le bois poreux, permettant des échanges subtils entre le rhum et l’air ambiant.

C’est grâce à cette micro-oxydation que la magie du vieillissement peut avoir lieu, car tout spiritueux reposant dans un fût (en bois et fermé) se transforme et y évolue avec le temps

France – USA: des besoins complémentaires

Dans les colonies françaises, les rhums de coulage destinés au vieillissement étaient majoritairement logés dans des anciennes barriques de cognac, qui n’était alors produit que – et c’est également toujours le cas – dans des fûts neufs, ou qu’ils n’aient pas contenu autre chose que des eaux-de-vie de la région de Cognac. Par tradition ou nécessité (et recherche du bon goût !), le rhum français a depuis le départ vieilli dans des fûts déjà exploités.

Pas très loin, sur le continent nord-américain, les producteurs de cet alcool de grain nommé “bourbon” (matières premières: min 51% maïs, seigle, blé ou malt, distillation continue à max 80% vol. alc.) devaient suivre leur législation en vigueur, qui les obligeait – et c’est encore le cas – à vieillir leur distillat dans des fûts de chêne neufs, jusqu’à max 4 ans de vieillissement.

L’origine du bourbon vient du Kentucky, mais la Prohibition américaine (débuts en 1855, généralisée de 1919 à 1933) a fermé toutes ses distilleries dès 1919 (depuis, seule une nouvelle a ouvert ses portes en 2014). On peut donc dès lors produire du bourbon sur tout le territoire américain.

Une aubaine pour les premiers rhumiers ayant eu la très bonne idée de faire vieillir leur rhum au “pays” (début XXème siècle), comme le pionnier Jacques Bally, puis Depaz, Saint-James et Clément. La solution fut rapidement trouvée avec les producteurs américains, qui détenaient alors des stocks considérables de barriques.

Cette source d’approvisionnement américaine de fûts de capacité entre 180 l et 250 l demeure: distance et frais liés au transport sont réduits, la complémentarité de l’usage des fûts assure une revalorisation du chêne américain (1er producteur mondial de chêne) sans devoir être tributaire des coûts élevés dus à l’importation de barriques françaises (2ème producteur mondial de chêne et 1er de tonneaux).

Mais ce cercle vertueux risque de disparaître, car les Américains commencent à déplacer leur production de spiritueux au-delà de leurs frontières, dans des contrées où le prix de revient de sa fabrication est bien inférieur, et où il n’est plus soumis à la contrainte d’être mis en barrique neuves ou âgées de max 4 ans (n’ayant contenu que du bourbon).

D’aucuns railleront que les traces de bourbon (ou de cognac) encore contenu dans les fûts vidés vont influencer le futur profil aromatique du rhum…

Rien n’est plus faux, car l’alcool résiduel s’y trouvant finira de s’évaporer durant le transport, et les traces imprégnant encore les douelles seront les premières à atteindre les anges… Rappelons encore ici qu’un rhum vieux français (agricole ou non) doit séjourner au moins 3 ans dans un fût, ce qui exclut tout souvenir aromatique du spiritueux précédent.

Du principe aux mystères du vieillissement

Les principaux critères influençant la maturation d’un rhum sont divers. La qualité du contenant a une importance primordiale: elle dépendra du tonnelier et de la maîtrise de son art, que l’on peut résumer symboliquement comme

l’union improbable du bois, de l’eau, du feu et de l’acier.

La nature et la qualité du bois utilisé, le rapport entre la capacité volumique du fût et sa surface de contact avec le rhum, sont des critères influençant directement non seulement sa couleur, limpidité et brillance, mais aussi son épanouissement et sa bonification.

Un même rhum de coulage vieilli (à durée égale) dans un fût de 100 l aura un % de pertes plus élevé que celui ayant reposé dans un de 450 l,

mais son profil aromatique sera plus complexe, et paraîtra bien plus vieux à nos récepteurs olfactifs et gustatifs que le rhum soutiré du plus gros fût.

Tout comme le chef d’orchestre, le maître de chai choisira ses “bois” en fonction de la “partition” à jouer.

Le bois

Le bois est poreux à l’air: c’est la principale raison pour laquelle tout spiritueux reposant dans un fût (en bois et fermé) se transforme et y évolue avec le temps.

Le choix de l’essence du chêne est capital, et la finesse de son grain, ces “micro-vaisseaux” naturels créés par les cernes d’accroissement annuels de l’arbre (de < 1,5 mm à > 3 mm), détermine sa porosité.

Grâce à elle, une micro-oxydation et des échanges subtils s’opèrent entre le rhum et l’air ambiant, créant des composantes aromatiques typiques. Au contact du bois, le rhum extrait les tanins (ou tannins) et lui donne une couleur variable.

Un rhum reposant dans un fût neuf aura plus d’extraction tannique en 6 mois qu’un rhum hors d’âge ayant vieilli dans un fût déjà employé.

Le feu: de la (pré)chauffe à l’invention du bousinage

Après la mise en rose des douelles, une chaufferette posée au centre préchauffe – généralement avec des chutes du même bois – les douelles, régulièrement humidifiées et mouillées en vue de leur cintrage et serrage.

Suite à ces épreuves mécaniques, on poursuit l’apport de chaleur avec cette cuisson particulière, qui modifie les liaisons chimiques des molécules du bois et dégrade fortement les tanins du chêne, générant de nombreuses substances aromatiques volatiles. Son but est de cuire le bois en profondueur, et de jouer sur les paramètres d’intensité de la flamme et de durée de cuisson, en fonction du profil aromatique requis.

Les tonneliers, suite à une longue tradition de collaboration avec leurs clients (producteurs de vin ou de spiritueux) et de nombreux essais effectués, étaient conscients du rôle capital de cette chauffe aromatique, et conservaient jalousement leurs procédés.

Les producteurs, ayant avec le temps trouvé le bon type de chauffe, procurant à leur vin ou eau-de-vie le profil aromatique souhaité et les sensations organoleptiques idéales pour leur clientèle, exigèrent des tonneliers de composer des fûts à l’image de leur produit, et non l’inverse.

Le tonnelier Seguin Moreau* fut le premier à dissocier la chauffe de cintrage de la “cuisson oenologique”, qu’il baptisera “bousinage”. Depuis la fin des années 80 et après plus de 10 années de recherche et développement, il réussit à protocoler et mettre au point des méthodes standardisées, assurant un profil aromatique bien particulier à un profil de chauffe déterminé.

Le bousinage est toujours réalisé au feu, dans le plus pur respect de la tradition tonnelière.

La notion de type de chauffe commence à revêtir une certaine importance auprès des rhumiers et des consommateurs avertis; il est possible qu’à l’avenir l’indication du type de chauffe devienne aussi importante (ou plus) que la mention d’âge d’un rhum vieux…

* La tonnellerie Moreau a été fondée en 1838 et celle de Seguin en 1870, toutes 2 à Cognac. En 1958, la maison Rémy Martin prend une participation majoritaire de Moreau, qui elle augmente sa capacité de production en intégrant l’outil de travail de Seguin. En 1970, Rémy Martin devient l’unique propriétaire de Seguin Moreau, qui quitte le centre-ville de Cognac pour s’installer à proximité de ses nouveaux chais.

L’environnement climatique

Comme déjà mentionné, la part des anges est 4 à 5 fois plus élevée (8 à 10%)* qu’en Europe (1 à 2%). Les sources de ces pertes proviennent aussi du suintement du fût par ses joints et du taux d’absorbtion du rhum par le bois.

Le climat influence fortement cette évaporation naturelle, avec comme paramètres la température moyenne et son amplitude entre le jour et la nuit, le taux d’humidité et l’altitude (ou plutôt la pression atmosphérique).

La force du vent et la circulation de l’air au sein du chai ont aussi leur importance: l’air ne circulera pas de la même manière si à l’extérieur soufflent les alizés, ou si la torpeur tropicale continentale y sévit, car l’évaporation du rhum sera moins significative si le chai est mal aéré.

Un taux élevé d’humidité va accélérer les échanges gazeux, mais risque d’apporter au rhum des défauts “ferriques” ou de moisi, dus à l’oxydation des cercles et clous en fer de la barrique, et de la putréfaction du bois. Une bonne circulation permet un renouvellement de l’air ambiant et réduit fortement ces risques.

Contrairement à beaucoup de producteurs de spiritueux vieillis en barrique, les rhumiers des Antilles, de la Réunion ou de Maurice ont l’avantage de se trouver dans des régions où la température et les alizés sont constants, et l’humidité proche du 100%.

Le climat idéal pour laisser l’esprit de canne évoluer sans contrainte ni manipulation excessive ! nul besoin de mouiller (humidifier) les fûts comme en Europe ou en Amérique continentale…

Le climat propice et cette part gourmande des anges accélèrent les échanges chimiques entre le rhum et le bois, et entraînent une maturation 2,5 à 3 fois plus rapide comparé aux spiritueux se trouvant en Europe.

Ainsi un rhum vieux âgé de 6 ans (XO pour l’AOC) correspondra à un (par exemple) whisky vieilli entre 15 et 18 ans !

* Comme déjà évoqué, une barrique (ex: 200 l) pleine de rhum de coulage (65% à 75% vol. alc. max (AOC)) et jamais ouillée, reposant dans un chai se trouvant sous le climat tropical antillais, verra la moitié de son contenant disparaître au bout de 10 ans; il ne contiendra plus que 30% de rhum après 15 ans, et toute trace d’alcool aura complètement disparu après max. 53 ans.

Ne pas oublier d’ouiller !

Il faut combler le vide afin d’éviter le dessèchement du bois et la déformation des douelles, pouvant fragiliser la barrique (et son contenu !), ou tout au moins générer des fuites. Ce remplissage se nomme “ouillage”.

Les rhums vieux non millésimés sont appelés rhums d’assemblage, et sont ouillés avec des rhums d’années différentes; et la mention d’âge inscrite sur l’étiquette indique l’âge du rhum le plus récent qui a ouillé la barrique, ce qui est loin d’être le cas dans les autres pays producteurs de rhum…

La conduite du maître de chai détermine le caractère du rhum vieux: la fréquence de l’ouillage, la manière d’assembler les rhums de différents fûts et millésimes, assureront la constance d’un rhum signature, ou la plaisante découverte d’une nouvelle cuvée spéciale.

Dès 5 ans de maturation, les fûts sont entièrement vidés puis à nouveau remplis. Ceux demeurés vides sont rapidement réutilisés pour recevoir et vieillir un nouveau rhum de coulage.

Le nombre de remplissages d’un même fût influencera aussi les caractéristiques organoleptiques du spiritueux. Un rhum millésimé doit avoir au moins 6 ans d’âge; il est composé d’un rhum de coulage provenant d’une seule et même campagne (récolte), mais aussi d’une seule et même distillation, comme c’est le cas avec celui utilisé pour son ouillage.

Un “fût unique” ou “single cask” sélectionné par le maître de chai peut être ouillé avec un rhum de même millésime, tandis qu’aucune intervention (réduction, ouillage, filtration) n’est autorisée avant la mise en bouteille d’un “brut de fût” ou “cask strength”.

Les habitants séculaires du chai

Cet alcool évaporé dans le chai profite à des champignons microscopiques du même embranchement que la levure (Ascomycètes), nommés “baudoinia compniacensis” (de “Compniacum”, nom donné à la ville de Cognac au XIIIème siècle): ils se nourrissent des vapeurs d’alcool et sont à l’origine des traces noires tapissant toîtures et murs, qui ont trahi plus d’un chai clandestin charentais !

Les chauve-souris ne semblent non plus être incommodées par ces vapeurs…

Finish or not finish? that’s the question

À l’instar des producteurs de whisky et de rhum anglo-saxon, la finition d’un rhum vieux agricole dans un fût ayant contenu auparavant un autre spiritueux est assez récente, et a été inaugurée par l’affineur HSE (Habitation Saint-Etienne), suivi par J.M.

Le rhum mis dans ces barriques de finition doit demeurer compatible avec les règles en vigueur, soit être déjà un rhum vieux (min 3 ans). Le temps séjourné (env. 1 an, voire beaucoup plus chez les anglo-saxons) dans ce fût de finition (ayant contenu du cognac ou vin ou sherry ou porto, etc) peut être considéré dans le compte d’âge, pour autant qu’il n’y ait pas eu d’interruption entre le vieillissement du rhum et son passage dans la barrique de finition.

C’est une tendance en croissance, et pour le distillateur et/ou affineur une manière de diversifier son offre.

De la confusion entre millésime et compte d’âge

Comparer les bouteilles de rhum entre elles basé uniquement sur l’indication de leur millésime mérite de s’attarder sur leur habillage: le compte d’âge est parfois détourné, et son étiquette doit impérativement indiquer la date de mise en bouteille, car le vieillissement du rhum se fige une fois “incarcéré” dans sa prison de verre.

Exemple: un nectar portant le millésime 1972 mis en bouteille en 2000 n’a pas aujourd’hui (2017) 45 ans, mais aura pour toujours 28 ans de maturation!…

Mis à part l’émotion de déguster de la canne récoltée et transformée en vesou, fermenté et distillé 45 ans auparavant.

Le sucre, cet intrus facile

Il est important de noter ici que tout produit fermenté distillé ne contient plus de sucre !

La sensation de sucré est une des 4 saveurs principales du goût et peut être captée par nos récepteurs, même si le produit n’en contient pas.

Si une analyse chimique décèle du sucre dans un spiritueux, c’est qu’on l’a obligatoirement ajouté, ce qui est strictement interdit par la législation française, tout comme la vanilline ou le glycérol, dont certains producteurs usent afin de donner de la rondeur à leur produit…

La présence du sucre dans les rhums est non négligeable; elle est affligeante et dessert les amateurs d’autres spiritueux désirant découvrir cette eau-de vie de canne vieillie,

ou donne à ses nouveaux amateurs des premiers repères peu flatteurs, troublés par cet ajout artificiel.

Et ce ne sont ni les lois internationales en vigueur, ni celles en préparation qui vont tendre vers une transparence à l’égard de ces édulcorations diverses…

Tout sur les rhums: VO? VSOP? XO? rhum léger? TNA? Brut de fût ou Fût unique?

Les tableaux ci-dessous vous permettront d'y voir plus clair, et de savoir ce qui se cache derrière toutes les dénominations inscrites sur les bouteilles. À partager sans modération !

Définition des rhums

«Signification des mentions»  Voir le document

Richesse aromatique

«Dénominations des rhums et taux de non-alcool [TNA]»  Voir le document

L'abus d'alcool est dangereux pour la santé: à apprécier avec modération - Envie d'un bon rhum?